Le photographe et son modèle

Avec cette série à partir du bronze de Paul Silvestre, "Jeunesse", au parc des Cordeliers de Salins-les-Bains, j'interroge la photographie dans son acceptation étendue, par le travail de l'assemblage panoramique. La question ne porte pas tant sur le sujet ni même ses résultats en couleur, mais sur le mouvement de pensée du photographe, et son interprétation dans l'ouverture photographique. Interprétation libre de l'imagination, oui mais pas seulement.

Sinon la photographie serait juste considérée comme un réceptacle vide où y verser sa subjectivité, avec un imaginaire égoïste qui la mettrait de coté.

L'impératif du point de vue personnel, celui de "l'oeil du prince" dans la perspective optique, arrête aussi toute réflexion et impose que le mouvement du photographe vers la photographie soit univoque.

Inventer une perspective nouvelle qui serait autre qu'une affaire de point de vue ou d'instant décisif de l'imaginaire, est une entreprise impossible dans la mesure où la photographie n'échappe pas au point de vue, échappe à l'imaginaire, mais pour autant en elle même tout cela ne la regarde pas. Mécanique parfaite et transparente, elle reste indifférente. On peut essayer d'entendre ce que la photographie a vraiment à nous dire, mais là encore elle n'est pas concernée, elle ne nous offrirait en définitive qu'une image spéculaire. Renvoyés à notre propre reflet dans le miroir photographique, laissés à nous-même, il n'y a plus qu'une démarche à faire pour faire réagir la photographie. Opposer notre liberté à son destin aveugle et inflexible. Une liberté plus grande que celle de notre imaginaire, qui nous fait dire : La liberté est dans l'erreur.

"Borné dans sa nature, infini dans ses voeux,
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux
;"
"L'homme" Alphonse de Lamartine

Une pensée révolue, Dieu a été remplacé par la Technique, pensée d'autant plus dangereuse à notre époque alors qu'elle n'a plus de raison d'être.

On m'a rétorqué
que mes propos étaient d'une extrême banalité. Je l'accorde volontiers. Comme tout esprit logique, j'ai besoin d'être un peu bête pour respecter cette logique.

Si j'ai pu réaliser la série, qui est loin d'être finie, c'est que au départ, dès la prise de vue, je n'ai pas utilisé une tête panoramique sur le pied photo. Elle réduit les erreurs de parallaxe entre les photos de l'assemblage. Photographiant à main levée, j'ai retrouvé le geste naturel de l'erreur. C'est finalement le seul point de départ valable pour aller vers la photographie. Je dis bien la photographie, et non pas l'art où la science, ou quoi que ce soit d'autre.

L'art c'est la vie. Ou, la vie c'est l'art.
Les deux propositions sont très différentes. Déjà on peut se demander si l'art existe vraiment... Ou selon la deuxième proposition, si la vie existe vraiment... Mais à quoi bon, ces vagues idées sur l'existence sont absurdes. Et quant à rechercher la vérité dans l'art, la vie elle, n'en a que faire. Par contre, quand on rapporte tout cela à la notion d'erreur, la différence est plus intéressante. Et cela devient très vite embarrassant. Si on veut encore distinguer la vie et l'art, grâce à ces deux propositions si différentes, on est quand même amené à réaliser que, si la vie est une erreur, l'art l'est aussi. Cette double erreur ne se raisonne pas comme une double négation. Non, non, c'est juste une pensée inquiétante.

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Extraits d'une conversation sur Facebook à propos de la dernière photographie la plus chère du monde et de la question : La culture a-t-elle un prix ? 

Albert Lemoine
Houellebecq a eu le Goncourt (très mérité) pour "La carte et le territoire" qui raconte l'histoire de ces Madoffs de l'art. Phénomène de société moderne et contemporain. Avant, l'artiste était le domestique du roi, si il signait, sa signature était discrète ou cachée. C'est Léonard de Vinci avec François 1er qui a commencé à faire changer les choses. Aujourd'hui il y a un phénomène spéculatif spectaculaire, mais ne pas oublier que le marché de l'art contemporain représente une part dérisoire du marché de l'art. Le peintre le plus riche du monde a des usines dans le monde entier pour des toiles génériques style Walt-Disney. Je ne me souviens plus de son nom. Si quelqu'un...

H.G
Les œuvres signées existaient déjà à l'époque antique, tout cela est extrêmement banal, aucune modernité dans la spéculation ...

Albert Lemoine
H.G
Merci, tu fais bien de relever mon propos. Si je parle du peintre et de ses usines à peinture, c'est pour indiquer que la modernité spéculative sur l'art, celle qui fait le véritable marché, doit s'évaluer dans le contexte d'une mondialisation, pas seulement pour les élites, et où l'accès à la culture est une illusion. "L'Avenir d'une illusion", le dernier livre de Freud, parle de cette chose-là, concernant la religion, entre autre. Mais bon, on ne va pas mélanger les banalités.

H.G
Le marché de l'Art est beaucoup plus simple que tout ce que Freud pourrait dire, c'est juste une annexe du marché boursier avec des capacités de blanchiment exceptionnelles, alors pourquoi s'en priver ...

Albert Lemoine
H.G
Là j'avoue que je n'ai plus rien à dire. L'art c'est la vie.

H.G
Je ne crois pas du tout à cela, la vie existe depuis plusieurs milliards d'année, l'Art n'a que 40 000 ans et encore cela reste très discutable, on ne sait même pas si l'Art existe vraiment ...

Albert Lemoine
H.G
Yes! Question ultime. On ne peut aller plus loin. Ou alors il faudrait inverser ma proposition et dire : La vie c'est l'art. Et du même coup tu pourrais inverser le court de ta pensée et dire : on ne sait même pas si la vie existe vraiment...

H.G
La vie ne dépend pas de l'homme, donc surtout pas de l'Art, par contre l'Art dépend de l'homme et il est possible que l'homme dépende de l'Art.
L'Art est une sorte d'écologie de la pensée ...

Albert Lemoine
H.G Très juste cette idée d'un art écologique. Je suis d'accord aussi que la vie ne dépend surtout pas de l'art, c'est d'une logique irréfutable. Toutefois, ma logique à moi ne raisonne pas en termes de dépendance, mais simplement à dire qu'une chose est ce qu'elle est, sans que cela soit une tautologie bien sûr. En l'occurrence ici, l'art c'est la vie, la vie c'est l'art. Si tu le permets je poursuis mon idée en accompagnant la tienne : Les deux propositions sont très différentes. Déjà on peut se demander si l'art existe vraiment... Ou selon la deuxième proposition, si la vie existe vraiment... Mais si on remplace "existe" par "est une erreur" c'est beaucoup plus intéressant.

H.G
Je ne sais pas ce qu'est une erreur dans la Vie, et dans l'Art la notion même d'erreur me semble plutôt étrange ...
Quand à la vérité, laissons cela aux philosophes, au médecins, voir aux politiques, mais les Artistes comme l'Art sont au dessus de ces concepts ...

Albert Lemoine
H.G
Ou en dessous. Les dessous de l'art. Bon, au départ Christophe
parlait de culture et de son prix ? Ce qui m'a amené vers l'étrangeté de l'erreur dans l'art, en même temps que penser l'erreur dans la vie. Ou je préfère le dire carrément, la vie est une erreur. Cela va plus vite et correspond mieux à cela, que la vie n'a pas de pourquoi. Merci Henri de t'être pris au jeu des banalités, forcées dans leurs retranchements elles réveillent parfois d'autres choses. Mais malheureusement je me suis bien trop éloigné. L'art, la culture, comme banales marchandises, voilà un juste retour à la première question.

H.G
Distiller des banalités, c'est croire que l'Art puisse échapper au marché, et pire encore, que le marché puisse changer la nature de l'Art ...

Albert Lemoine
H.G
Effectivement. Encore faudrait-il que l'art puisse se défendre, et pour ce qui est de la "nature de l'art" désolé, je ne te suis plus du tout.

H.G
La nature de l'Art, qui est inconnue, mais qui pourrait être affectée par le marché, en fait le marché n'a aucun impact sur cette nature de l'Art, il n'y a que chez les marchands que les œuvres ont un prix ...
L'Art n'a pas besoin de se défendre, ce n'est ni une philosophie, ni une science, ni une religion, juste de l'Art et nul ne pourra rien y changer ...

Albert Lemoine
H.G
Seulement dire avec Godard : "Une image juste ! Juste une image ?".
Pour enchérir dans ton sens, et à propos des marchands, j'ai un ami antiquaire, pas un marchand d'art, juste un antiquaire d'objets d'art, mais un gros. Il me dit souvent qu'avec certains objets tu peux demander n'importe quel prix, il n'y a pas de limite. Ils échappent non seulement au marché, mais aussi au marchand, qui s'en arrange bien, ma foi.

H.G
J'ai deux frère antiquaires et je confirme, la valeur d'un objet, c'est le client capable de payer ce qu'on lui demande.
Les galeries d'Art font la même chose ...

Albert Lemoine
H.G
Ce qui nous ramène à la question, la culture a-t-elle un prix ? Question de Frédéric
d'ailleurs, je n'avais pas fait attention. En conclusion de notre conversation, je dirais que tout cela devient très déprimant. L'art s'est échappé, et nous laisse en plan. Je vais m'endormir ce soir en lisant Cioran. La vie est une erreur, l'art est une erreur. "Le spermatozoïde est le bandit à l'état pur."

H.G
Quand je bois une bonne bouteille, j'en oublie le prix, je crois que pour l'Art c'est la même chose ...
D'autre part, si l'on regarde calmement les choses, une grande majorité des œuvres d'Art n'ont aucun prix, alors pourquoi se fixer sur quelques échanges marchands ...

Albert Lemoine
H.G
Je suis un alcoolique repenti. Mon foie est bousillé, j'en ai payé le prix. Peut-être que je n'avais pas d'assez bonnes bouteilles sous la main. Pour l'art, c'est la même chose. Quand il m'arrive de vendre une photographie, quelque part j'en paye le prix, parfois dérisoire, au moins pour que la photographie existe.

H.G
Si l'on vend des photographies en nombre suffisant, il est possible de boire de bonnes bouteilles, mais l'Art c'est autre chose ...

Albert Lemoine
H.G
Mmm... C'est sûr. Pour l'art il n'y a pas de tire-bouchon.

H.G
Et puis vendre des photos, ce n'est pas de l'Art ...

Albert Lemoine
H.G
Pourquoi pas ? C'est tout un art de vendre des photographies, comme on offre des fleurs. Un peu différent du marchand qui dit : "Je vous fait une fleur".

H.G
Ok mais sans majuscule

Albert Lemoine
H.G
Oui, je signe toujours mes photographies avec mon prénom et mon nom sans majuscule. Je voudrais être un artiste comme sont les objets familiers.

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J.K
J'évite en général d'écrire "art" avec une majuscule. Je me suis toujours senti assez proche de ce que disait l'écrivain japonais Lin Yutang: "Autant j'apprécie toutes les formes d'œuvres créatives impérissables, que ce soit en peinture, architecture ou littérature, autant je suis convaincu que le véritable esprit artistique ne peut se généraliser et imprégner la société que lorsqu'un grand nombre de personnes s'adonnent à des activités artistiques comme passe-temps, sans aucune ambition d'immortalité." The importance of living, J. Day, New York, 1937
(Ce n'est qu'une traduction personnelle, avec tout ce qu'elle peut avoir d'imparfait - mais l'idée est là).

H.G
C'est la différence entre Art et expression artistique ...
Il faut les deux ��

Albert Lemoine
J.K
Je te rejoins sur cette belle idée de Lin Yutang. Malheureusement aujourd'hui la reconnaissance d'un passe-temps, comme un petit îlot de plaisir où se fige le temps, est balayée dans le flux ininterrompu des images.

J.K
Albert Lemoine
Je n'ai pas la prétention de faire dans "l'impérissable", et réalise mes images d'abord pour moi. Le niveau des ventes (les miennes ou celles des autres) m'est indifférent (je gagnais ma croûte autrement). L'expression artistique, finement distinguée par Henri, me suffit amplement ��

Albert Lemoine
J.K
Chacun de nous est une île. Ce petit îlot de plaisir, dont je parle pour chacun, est "impérissable"

H.G
En ce moment, après avoir gagné ma vie avec l'expression artistique, géré la suite ma vie de photographe sur une production Artistique, que les Galeristes devraient s'arracher, je me tourne vers les arts décoratifs pour que mon environnement soit une sorte "Œuvre d'Art" ... Sans être de l'Art Contemporain ...

Albert Lemoine
H.G
""Œuvre d'Art" ... Sans être de l'Art"
Que de majuscules��Tiens, tu me fais penser à Kurt-Schwiters ("Kurt-Schwitters-Merzbau" sur Google).

H.G
Les majuscules, ou plutôt les capitales, petites ou grandes, sont des outils, pourquoi ne pas s'en servir ...

Albert Lemoine
H.G
Et les virgules aussi, ces petites langues qui lèchent les mots. "Cunnilingus," est bien content lui.

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H.G
En fait, personnellement, j'ai plutôt vendu des images que ma signature ...

Albert Lemoine
La signature selon Ben (artiste) (Wikipédia) :
"La signature : Il commence à signer en 1958 : des tableaux, des gens, des photos. Ben se dit alors que si l’art n’est qu’une question de signature, alors pourquoi ne pas faire un tableau avec juste sa propre signature. Travaillant sur les concepts du moi, de l’ego et de l’identité de l’artiste, Ben, « semble dire qu’étant donné que, pour le public, l’art est synonyme de la signature de l’artiste, plus elle est visible, plus c’est cette œuvre que le public voudra. {…} En même temps, Ben parle de l’ego/moi et de l’importance de l’autoréférence en art, de l’exploration du moi et de l’ego – à la fois subjectivement et en tant que sujet. » Son manifeste « Moi Ben je signe » en 1960 montre la radicalité de sa démarche."
Personnellement, je ne suis pas Ben.

H.G
Ben ne m'intéresse pas le moins du monde, au mieux, il me fait rire, sinon c'est le type même du type qui profite du système qu'il dénonce, ce n'est pas le type que j'ai envie de rencontrer.

Albert Lemoine
H.G
L'idée d'objet familier est à mon avis très importante pour la photographie. Elle peut se rapporter à la photographie elle même comme à ce qu'elle contient. Si tu photographies des choses familières, des objets, des paysages, vends-tu aussi tes images comme des objets familiers ?

H.G
L'objet familier, c'est l'artisanat, je n'ai aucun problème avec cela, je suis d'un côté artiste et je vends de l'Art et d'un autre côté artisan et je vend une expression artistique ...

Albert Lemoine
H.G
Je me suis mal exprimé, ce n'est pas ce que je voulais dire. Excuse-moi si je reviens à mon ego. A une époque je photographiais flous des objets familiers, de toutes petites choses que j'alignais comme dans un cabinet de curiosités, sauf qu'ils étaient flous. De la même façon, pour une photographie de mariage, je demandais à ce que tout le monde s'aligne sur le perron de l'église, et je les photographiais flous. C'était une belle photo de groupe. On voyait enfin la famille. Bon, je ne l'ai fait qu'une fois, c'est pourquoi je n'ai jamais pu me payer de bonnes bouteilles��

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