Dans les grands espaces, il n’y a pas de centre, pas de lieu
où l'on puisse faire une photographie.
C'est pourquoi Edward Weston peut-être préférait les coquillages. Sa photographie de paysage la plus connue est une photo du Grand Canyon au bord du trou. Une autre "Shell and Rock Arrangement" montre en premier plan un coquillage, de ceux qu'on écoute, blanc et lisse, son oreille dentelée dirigée vers nous. Le paysage derrière est d'une autre nature, sombre et dense, jusqu'à la ligne d'horizon tout en haut. Du paysage au coquillage une ligne sinueuse les rejoint tous deux. Cette ligne serait-elle la trace laissée par le coquillage ? Finalement, le coquillage semble avoir creusé la roche pour y chercher sa place, comme un animal, indifférent. Cette solitude n'a pas d'ouverture. L'espace commun entre le paysage et le coquillage redevient indéfinissable. Seule reste l'oreille dentelée qui écoute et s'écoute. Dans une autre histoire de coquillage, l'huître de Francis Ponge, qui n'est plus une photographie, on découvre un paysage dans le coquillage, où microcosme ainsi que macrocosme, comme des poupées russes, s'accordent d'une façon merveilleuse. Dans les grands espaces ouverts sur les deux
infinis, il n'y a plus de frontière à la mégalomanie. Le dedans est invisible dans la photographie mais toutefois capable de projeter son ombre dans le dehors. C'est l'ombre du photographe, celui qui ne peut se photographier lui même sans l'aide d'un miroir. Ou alors en réalisant un "selfie". Mais le "selfie" est-il seulement un autoportrait ? C'est beaucoup plus que cela. Il faudra peut-être revenir sur ce problème de définition plus tard. C'est un autre débat avec d'autres enjeux. Pour l'instant je reviens vers l'idée de mon ombre du dedans du photographe, donc. Je constate dans toutes mes photographies qu'elle est obligatoirement intégrée à la mesure du dehors. Pour distinguer sa nature des autres ombres, je devrais ajouter à sa mesure une caractéristique particulière, comme une virgule flottante, elle même échappant à toute norme. C'est-à-dire que la cancellation catastrophique* obtenue par ce calcul serait finalement la norme. L'ombre du dedans flotterait ainsi dans cette dimension catastrophique, non pas dans l'espace, ni sur l'espace, mais ailleurs. Je voudrais apporter quelques précisions à propos de cette ombre, l'ombre du photographe, qui apparaît seule dans l'image, sans lui. Je l'avais déjà développée dans une précédente photographie (ci-dessous). Il ne s'agit ni d'un trucage, ni d'un montage. C'est rigoureusement ce que produit l'assembleur, utilisé dans la technique de la photographie panoramique par assemblage. C'est aussi le résultat de l'exploration d'un des deux points limite d'une photographie panoramique conçue dans un champ circulaire à 360°, le Zénith et le Nadir. En l'occurrence le Nadir.
Dans l'image actuelle, la cinquième et avant dernière de la série pour cette statue, j'avais calculé le point de vue, à la prise de vue, afin que mon ombre apparaisse seule, dans la même originalité, et qu'elle se dispose devant, à l'horizontale de la statue, à sa perpendiculaire, sur la tangente. Je voulais donner l'impression que l'ombre était encore participante de l'espace orthonormé de la statue mais que, placée sur la tangente, elle pouvait acquérir une sorte d'indépendance et commencer à flotter à la surface de l'espace, ayant gagné sa liberté. Une fois dans l'assembleur je n'ai pas pu obtenir exactement le résultat escompté. L'ombre n'était pas encore parvenue à la surface, il fallait lui donner la petite impulsion qui lui permettrait de flotter. En même temps que je sélectionnais les trois photos de l'assemblage où se trouvait mon ombre, pour les déplacer, je me suis dit : Tiens, en mathématique il y a la virgule flottante, est-ce que l'analogie pourrait m'aider ? N'y connaissant rien, je suis allé creuser un peu à partir de Google. Je savais que les analogies entre le calcul par virgule flottante, le calcul des algorithmes d'assemblage et la correspondance visuelle dans ma photographie, étaient imaginaires, donc juste une fable. Je n'en espérais pas grand chose. Pourtant cela s'avéra fructueux. Surtout quand j'ai découvert la notion de "cancellation catastrophique" qui me plaisait beaucoup. J'ai donc pu constater ceci : Clairement dans l'assembleur, on a une vue de la trame des liens entre les photos, définis par leurs multiples points de correspondance. Si je sélectionne les trois photos où se situe l'ombre, et les déplace très légèrement, de façon non rectiligne, puisqu'elles se meuvent dans la rotondité de l'ensemble de la projection sphérique, il arrive un moment, une limite où les liens entre les photos qui auparavant restaient verts, passent d'un seul coup au rouge. C'est donc cette limite, quand l'assembleur disjoncte, qui a décidé du positionnement définitif de l'ombre. Pour revenir et conclure sur la notion des grands espaces que j'ai essayé de définir grâce à une mégalomanie ++ très innocente, mais réjouissante ; un grand espace est donc un espace du dehors, "all-over", qui accompagne un espace du dedans, "nowhere". Le dedans y est partout nulle part et dans la projection photographique son ombre émerge ici ou là. *Les
calculs en virgule flottante sont pratiques, mais présentent divers désagréments,
notamment :
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