INDEX


             
               Format original : 135 x 110 cm - définition 300 dpi

    A propos de cette image :

    "J'ai rêvé cette nuit que j'étais prisonnier d'un appareil photo. Le rêve était tellement effrayant et précis : dans l'appareil, la seule relation avec le monde extérieur, une fente dans laquelle on glisse normalement la carte mémoire et qui sert maintenant à délivrer les repas. Une faible lumière parvient de ce que je suppose être la fenêtre optique, mais le diaphragme automatiquement fermé n'offre aucun échappatoire..." 

   
La Prison

     La photographie est une machine à emprisonner le monde. Dans cette mécanique de création d'images, il semble que depuis toujours une vision panoptique se soit mise en place, par un désir de pouvoir et de possession l'ayant rendue nécessaire autant qu'inéluctable. Par contre-coup, le photographe est-il devenu lui aussi prisonnier de sa photographie ?

     "Le panoptique (ou Panopticon) est  un type d'architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitariste Samuel Bentham à la fin du XVIIIe siècle. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce dispositif devait ainsi créer un « sentiment d'omniscience invisible » chez les détenus." (Source Wikipedia)

     Exemple de réalisation d'une prison modèle :
     http://en.wikipedia.org/wiki/Presidio_Modelo

     Tout voir sans être vu. Surveiller, mesurer et contrôler, exercer un pouvoir de visibilité totale sans réciprocité. D'un point de vue unique et centralisé on organise les êtres comme les choses en leur interdisant toute possibilité de voir eux même, en leur niant cette faculté. Les hommes sont comme les choses et les choses elles-même sont encore moins que des choses. La question qui pourrait étendre et aussi fonder notre rapport au monde : Les choses peuvent-elles voir ? ne sera jamais envisagée.

    
Je m'aiderais du texte de Michel Foucault sur le panoptisme, dans "Surveiller et punir" (Éditions Gallimard 1975) pour avancer dans l'idée que la photographie procède du même principe que le Panopticon de Bentham. Les correspondances sont flagrantes... Par ailleurs, la moindre recherche sur Internet au sujet de la vision panoptique nous montre le médium photographique comme devenu un instrument universel pour rendre cette vision totalement efficace dans notre monde moderne. Regardez cette image tirée d'un article sur http://www.internetactu.net intitulé "Les mondes virtuels, société de surveillance panoptique ?" :

              

     Est-ce une affabulation, une caricature ? Un malaise nous prend. Il s'agit d'un prototype Toshiba de jeu virtuel avec une vision intégrale à 360°. Seulement pour jouer ?

     Retournons à Michel Foucault, alors qu'il parle de la lumière agissant dans le Panopticon :

     "On en connaît le principe : à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur permet de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet de contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot : ou plutôt de ses trois fonctions – enfermer, priver de lumière et cacher – on ne garde que la première et on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d'un surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège." p.201

     Schéma du principe panoptique :

             

     Du point de vue central la vision est immédiate et totale, elle découpe les êtres en "petites silhouettes captives", exactement comme pour le photographe qui de son point de vue unique prélève à l'intérieur d'une vision panoramique idéale et absolue, des parties du monde qui l'entoure. Les images sont immédiatement nommées et classées dans l'appareil afin de pouvoir être transférées ensuite sur n'importe quel autre support de mémoire. On les accumule, on les répète ou on les efface et les remplace à volonté, on peut même les oublier, elles resteront toujours dans une nomenclature et j'ai bien peur que la vision originelle qu'on a eu d'elles disparaisse au fur et à mesure du profit de leur inventaire.

     D'une façon générale le Panopticon est : "un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale ; son fonctionnement, abstrait de tout obstacle, résistance ou frottement, peut bien être représenté comme un pur système architectural et optique : c'est en fait une figure de technologie politique qu'on peut et qu'on doit détacher de tout usage spécifique."p.207

    Un aspect effrayant du système panoptique est la dissociation du couple "voir-être vu : dans l'anneau périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout, sans être jamais vu."p.203. Le prisonnier assujetti à ce pouvoir invisible et omniscient, en arrive à l'intérioriser et le porte en lui. En fait il pourrait n'y avoir personne dans la tour, ce mécanisme ingénieux du pouvoir fonctionnerait quand même. Pour autant, tout le monde reste lié et enfermé, les détenus dans leurs cellules et le surveillant dans sa tour. 

    Les coïncidences entre le Panopticon de Samuel Bentham et l'usage que l'on fait de la photographie s'accumulent, jusque dans l'outil même : "La machine à voir était une sorte de chambre noire où épier les individus" p.209 Le plus troublant est le point de vue central et rigide du pouvoir, dont on conçoit qu'il pourrait être vide ; que devient-il dans la photographie ? Apparemment le photographe est libre de ses mouvements, ainsi il cherchera un meilleur point de vue, qu'il choisira pour cadrer le sujet et réaliser son image, avant de passer au sujet suivant. L'idée du point de vue est essentielle, mais pas seulement dans le choix. Si le photographe se contente d'un seul point de vue pour un sujet, c'est un peu comme si à chaque fois il transportait la tour du Panopticon avec lui. Le véritable acte de création, qui est aussi un acte de connaissance, s'accomplira par l'ouverture de la tour et le cheminement à la recherche de tous les points de vue possibles. C'est aussi par cet action décisive qu'on peut acquérir une relation d'influence réciproque avec le sujet, ce en quoi on se libère de l'emprise du système panoptique :

              

      Si on change de point de vue, tout change. Le sujet, le paysage, et le sujet dans le paysage. Selon un point de vue ou un autre, même légèrement décalé, le fil qui relie le sujet avec le paysage et avec le photographe, va se tendre d'une autre façon et sa tension agira partout et en tout sens. Que le sujet soit un personnage, un animal, un arbre, une pierre, ces êtres et ces choses, animés ou en apparence inertes, se modifieront dans les différentes visions que j'ai d'eux et progressivement aussi me changeront. Mon travail de photographe s'améliorera au fur et à mesure de l'enrichissement des points de vue, mais quand déciderais-je de m'arrêter en chemin ? Quand pourrais-je affirmer que j'ai trouvé le meilleur point de vue, le meilleur instant ? En ce sens je pense que "l'instant décisif", idée préférée de toute une génération de photographes n'est qu'un effet anecdotique dans un parcours de la connaissance, où finalement le véritable but ne se révèle pas dans la suite heureuse des prises de vues, mais se réalisera par la volonté de s'ouvrir au monde jusqu'à se perdre dans la présence de l'autre, s'oublier à la rencontre des choses.

     Avant d'aller plus loin, j'aimerais revenir à la genèse de mon idée du système panoptique dans la photographie. Bizarrement elle m'est venue à partir d'une histoire disant tout le contraire. Dans une discussion sur Internet, je répondais par une saillie que "même les choses peuvent avoir un regard. Si je photographie les arbres, c'est parce qu'ils me regardent. D'ailleurs je pense de plus en plus que ce sont eux qui me photographient". Par la suite j'ai cru de cette intuition qui me paraissait évidente pouvoir en faire venir le sens, mais je n'arrivais pas à me dépêtrer de son absurdité. Je me suis souvenu du schéma du Panopticon qui en est l'opération contraire, avec tous ces prisonniers qu'on surveille, qu'on voit depuis la tour centrale et qui ne peuvent pas, qui n'ont pas le droit de voir. Je me demandai alors si il existerait un moyen d'inverser cette situation pour qu'ils voient enfin, comme pour moi mes arbres ? Qu'ils soient libérés et du même coup que je me libère aussi dans ma photographie, du système du Panopticon. Pour autant, dans ce contexte je n'ai pas de prisonniers ni même (comme à une certaine époque) des fous ou des écoliers à surveiller. Il y a seulement des êtres et des choses que l'on photographie. Pour sortir du Panopticon il faut donc d'abord se libérer soi-même. Trouver une réponse dans la première des confrontations, celle entre le photographe et sa photographie.

     Je conserverai du symptôme du Panopticon la solution pour en sortir, le pouvoir qu'on a d'inverser une situation. Parfois il est bon de prendre le contre-pied des faits établis, de donner ce que l'on ne s'accordait avant qu'à soi-même. De se mettre à la place des autres et des choses. Comme les arbres qui me photographient. Justement, pour garder une cohérence à ces rapprochements, je reprends la structure du schéma où le photographe se libère de l'emprise du système panoptique. Mais alors que le dessin en grisé du Panopticon s'estompe et disparaît, que s'effacent aussi les cellules des prisonniers libérés, je reste seul. Le schéma se transforme et ne montre plus que la relation entretenue avec moi-même, entre moi et mes pensées. C'est comme si j'avais intériorisé d'une façon originale l'esprit du Panopticon, mais cette fois en demeurant dans la position centrale de la tour, celle de la conscience, je suis devenu à la fois le gardien et le prisonnier de mes pensées, celles de la périphérie dans leurs petites cellules. Toutefois, dans ce retournement du sens la différence essentielle est que la relation n'est plus univoque, elle est riche et multiple, elle va constituer comme je vais maintenant le décrire, mon moi imaginaire.

     Dans mon exemple du photographe qui photographie les arbres, le schéma illustre la position des images et des différents points de vue qui tournent dans ma tête. Je suis donc ce petit personnage mis en évidence en tant que moi conscient, dont la présence s'étendra aussi sur la ligne bleue du cheminement de la pensée, où se distribuent les images mentales d'un arbre découvert un jour, que j'aurais photographié et dont les produits de ces photographies se rajouteront à l'expérience de ma vision changeante d'un point de vue à l'autre, s'imprégnant au fur et à mesure dans le temps de ma mémoire :

              


     Me voilà dédoublé, il y a ma propre conscience de l'arbre et aussi toutes ses projections disposées dans mes souvenirs. Celles-ci sont retournées à l'état d'inconscience, mais elles continuent à agir et à m'influencer, m'enrichissant d'une connaissance qui me dépasse, qui opère au sein d'un "moi" ouvert et imaginaire. C'est ce "moi" au delà de la compréhension, qui va me conseiller et me guider.

     J'ai réalisé plusieurs versions du sujet qui illustre aujourd'hui mon propos. A ma première rencontre il y a quelques années, je fis la découverte de cette souche d'arbre déraciné, enfermée dans un fouillis inextricable de la forêt. Elle n'avait pas du tout le même aspect que je lui connu par la suite :

              


     J'y retournais souvent pour observer son évolution, mais c'est seulement deux ans plus tard que je décidais de reprendre sur elle un vrai travail photographique. Je la retrouvais sous la neige et je fis plusieurs versions qui sont restées sous forme de maquettes d'assemblage, sauf pour la dernière qui a été finalisée :


              

              

              


     Le lieu était encombré et difficilement praticable, le chemin qui y mène n'autorisant guère les déambulations. Les rendus sont donc assez similaires, Pourtant la dernière vue prise depuis le bord du chemin est beaucoup plus intéressante que les autres. Je l'ai découvert après, quand j'ai réalisé l'assemblage sur l'ordinateur de toutes les photographies qui composent cette image. En effet, au moment de la prise de vue, il faut d'abord anticiper sur la vision d'un paysage panoramique que l'oeil ne perçoit pas d'un coup, on doit l'imaginer. Ensuite on est trop occupé par les réglages de chaque partie de l'assemblage. La vision globale ne permet pas de s'attarder sur les détails. Je ne me rends pas vraiment compte de l'aspect de l'image future que seule l'intuition et l'habitude me laissent anticiper. Ma conscience est surtout accaparée par l'instant présent, tout le reste qui est important demeure en absence. Seul le "moi" imaginaire dont je parle plus haut, saura précisément quel est le meilleur point de vue et où on doit se placer. Certains détails illustrent le phénomène, de façon anecdotique mais explicite. Par exemple, la dynamique de cette entité qui émerge du silence de la neige, ce monstre avec son membre griffu prêt à se projeter et qui semble chevaucher un autre monstre, n'apparaîtra que dans l'image finale. Dans la réalité, tout est dissocié, rien ne correspond. Si on approfondit le détail, il n'y a pas de bras, juste deux racines séparées. On constate que la logique de ce qui est perçu dans la réalité nous empêche de voir ce qui sera révélé dans la photographie :


              


     En définitive je devrais déplorer mon incapacité à dominer l'ensemble de mes perceptions, ainsi que cette absence à l'égard de la totalité de mon moi imaginaire, ce manque ou cette incomplétude de la conscience qui échappe en partie à la présence au monde, et empêche de tout voir. Pourtant cela est un bienfait ; on ne peut être à la fois conscient du monde avec un point de vue unique sur lui, et être entièrement présent au monde selon de multiples points de vue, sinon on perdrait tout repère. Il nous faut seulement admettre que les chemins empruntés pour aller au devant des choses sont divers, parfois il est bon de choisir ceux dont on croit qu'ils ne mènent nulle part.  

     albert

     PS : Pour compléter ces dernières illustrations, voici un autre exemple :  Void de la Borde
     Il y en a encore dispersés sur le site. Comme dirait un archéologue de l'imaginaire, il faudrait les rassembler.

 

     Réponse à un commentaire :

   "J'ai lu ton texte sur le Panopticon et j'ai trouvé ton point de vue
intéressant . A propos de ton exemple,  je me disais que le "décentrement" que tu opères se fait sur un plan temporel et par rapport à la distance, si j'ai
bien compris, ce qui permettrait de voir autrement et d'être vu autrement.
     Mais mon point de vue d'analyste me dit que l'on ne peut percevoir et parler qu'à travers nous. J'ai lu un texte de J.C Lavie : Regards (Destins de l'image, Nouvelle revue de psychanalyse, Numéro 44, automne 1991 ) qui dit cela avec humour à  propos de la mort d'un chat."

     Une amie m'a envoyé dernièrement ce commentaire succinct sur mon "à propos", il me renvoie de façon péremptoire et avec précision vers ma condition de photographe : La photographie nous donne un point de vue sur les choses, mais c'est avant tout le point de vue du photographe. Voilà qui me place sur l'axe de la réflexion où les idées se distinguent et se séparent, où il est nécessaire de prendre un engagement. Je pense que la photographie peut être envisagée comme une entreprise égoïste et personnelle, mais aussi comme une aventure vers l'échange et le partage. J'essayerai de répondre dans cette direction, de façon sûrement diffuse, en avançant petit à petit sur le mode du retour sur soi, qui n'est jamais qu'une continuelle interrogation. Mon amie est psychanalyste de métier ; c'est bien connu, les psychanalystes, quand ils ne disent pas l'essentiel, préfèrent se taire. Un principe que l'on devrait observer plus souvent, si seulement... Les choses qui ne nous appartiennent pas, il faut les laisser faire :

     Chère amie, Je répondrai plus bas à ton commentaire, mais déjà, selon ton point de vue d'analyste, il est très judicieux de revenir à l'évidence. Je me rends compte d'une autre vérité : ce qui va de soi, autrement dit ce qui vient de soi, est difficile à partager. J'introduis pour toi dans le texte le concept d'inconscient car je suppose que tu me ramènes à cela. Il faudra que tu l'acceptes dans sa condition la plus pauvre, pardonne mon ignorance. En fait je souhaite seulement établir une séparation même indécise entre ce que cerne ce concept, c'est à dire ce qui est perçu, ce qui est parlé à travers nous, et ce qui indépendamment de cette influence peut apparaître dans une photographie. C'est une différenciation à l'intérieur de ce que l'on  considérerait comme un processus commun de création artistique, qui lie le photographe et sa photographie dans une synergie créatrice. J'ai conscience de me laisser aller au monologue dans l'aimable conversation qui a pris tournure entre nous, mais la photographie étant mon domaine de prédilection, je la ressens dans la pratique et je tente aussi de l'approfondir là où elle se distingue des autres arts. Malgré son handicap premier (historiquement la photographie n'est pas un art) il faut reconnaître qu'elle a réussi son aventure et devient aujourd'hui le médium fondamental qui domine la création des images. Pourquoi ? Cette question concerne tout le monde. Ma première réflexion sur la correspondance avec le Panopticon m'a laissé un goût amer et je souhaite à la photographie un autre avenir que celui d'un instrument d'enfermement, de soi comme du monde, ou même de prédation (qu'on pourrait illustrer par la complaisance du photographe chasseur autant que du chassé, confondus dans leur relation et occupés à ne fournir ou fourbir tôt ou tard que des images spéculaires).

     J'admets comme toi l'évidence de ne percevoir et parler qu'à travers nous. C'est aussi au fondement de notre condition humaine une vérité philosophique qui dans sa construction logique n'a jamais pu nous libérer du danger du solipsisme. Ce danger est d'autant plus grand pour le photographe, car si il doute du monde il devrait aussi douter de lui-même dans ses propres images. Que resterait-il ? Si la photographie nous amenait au bord d'une telle conclusion, abyssale et absurde, elle doit tout autant être capable de nous en éloigner. A cet égard, ce n'est pas pour rien que je garde par de-vers moi le solipsisme, en titre et comme avertissement dans la présentation de mes photographies. C'est aussi une raison que je me donne d'essayer à chaque fois de le résoudre.

     En relation avec l'aller et retour du percevoir et du parler, la photographie elle, récupère la parole à son compte et reprend la main en remplaçant le parler par l'écrire. Ecrire avec la lumière. C'est une écriture involontaire, quasi indifférente où il reste encore presque tout du percevoir, écriture automatique de la lumière qui rebondit sur les choses, traverse les êtres et se fige dans l'instantanéité, en laissant son empreinte sur la mémoire. Comme dans les civilisations où le passage du langage parlé vers l'écriture contribue à fixer l'histoire du monde, la photographie apporte son lot d'images. Mais à la différence de l'écriture, silencieuse et intérieure, qui accapare et restitue ensuite le monde du dedans, la photographie a gardé dans l'acte de photographier le lien du partage, comme on le conçoit dans la parole. La lumière éclaire deux mondes, le monde extérieur et notre monde intérieur, la photographie les accorde. Tout comme la parole s'offre dans l'union entre les êtres. A ce sujet, on se rappelle l'importance spirituelle pour Saint Augustin de la lecture à haute voix. A une époque plus tardive, la règle de Saint Benoît instaurait le silence dans la bibliothèque, mais au réfectoire, pendant le repas, la parole, celle du Verbe incarné, se donnait toujours à voix haute dans la présence de tous.

     Pour revenir encore une fois au ne parler qu'à travers soi, de l'inévitable qui agit en nous, qui nous fait photographier, il reste encore à le définir. Si j'énonce le principe du Panopticon en insistant sur le lien malsain qui y est entretenu, et qui peut agir au sein même de l'acte de photographier, c'est par précaution et pour ne pas oublier qu'il est impératif d'en sortir ; la photographie peut favoriser et entretenir d'autres relations. Mais une fois que je me suis dégagé de l'emprise du Panopticon, je reste malgré tout et en premier lieu confronté avec ce que je suis, avec moi, mes pensées, mes images intérieures. Avant même d'envisager une relation véritable et non contraignante dans un sens ou dans l'autre avec le sujet de ma photographie je dois auparavant résoudre une contradiction :

     On a coutume de pratiquer l'ellipse en disant qu'on "prend une photo (du sujet)" ou qu'on "prend le sujet en photo". C'est bien pratique, or même si au sens figuré les deux formules ont l'air valide, il y a déjà une ambiguïté du fait que "prendre" s'adresse à ce qui est photographié et concerne aussi la photographie elle même. Au sens littéral on devrait dire, comme on va à la pêche : "prendre une image du sujet avec l'aide de la photographie". Mais c'est déjà dans l'action de "prendre" que se trouve la contradiction. Elle est accompagnée de nombreuses connotations allant dans le même sens : "faire une prise de vue", "piéger la lumière", "capter la scène", "épuiser le sujet", être un "chasseur d'images", etc... Le désir ou la nécessité du prendre sont si bien ancrés dans notre pensée que nous serions incapables, au moins dans le domaine de la photographie, d'envisager une disposition inverse de notre esprit, qui pourtant serait tout aussi vraie, et de surcroît plus appropriée, comme de "donner", "se donner", "s'offrir" et "recevoir". Bien entendu on ne peut se départir de l'action volontaire du choix d'un point de vue ainsi que, pour "prendre la photo", de déclencher l'appareil photographique. Pourtant, on pourrait essayer de changer notre état d'esprit en évacuant  cette appétence à "prendre", qui deviendrait secondaire par rapport à une attitude du photographe, en accord avec sa photographie, acceptant de se donner, d'offrir son intention au monde pour simplement recevoir comme sur une surface sensible, la lumière.

     Le Panopticon était une affaire politique, une méthode de coercition directe du pouvoir, alors que je voudrais maintenant, même si cela semble paradoxal, trouver un accord entre moi et le monde dans une dimension différente, où à mon tour je m'exposerais totalement à son influence. Il me faudrait pour cela élaborer en moi une entité agissante, mais qui ne soit ni de l'ordre de la volonté consciente ni d'un ordre inconscient, un moi réceptacle et pourtant actif à recevoir et à ressentir l'évidence de photographier ce qui est montré. Ainsi je serais sur la bonne voie quand je reconnaîtrais plus tard, et je pense que beaucoup de photographes peuvent l'attester, que quelque chose est présent par de-vers moi dans mes images. Il faut aussi que mon exposition au monde ne soit pas juste pour l'instant d'une image mais qu'elle se prolonge et influe sur la durée.

     Si je reprends les différents schémas du Panopticon et leur évolution,  comme je les ai dessinés plus haut, dans le dernier qui en fait me représente, je peux trouver une indication :

        

     Dans ce schéma bleu et vert, le bleu du cheminement de la pensée, le vert des arbres, je montre les projections de mes différents points de vue sur eux, de même que tournant dans la boucle de ma mémoire ces arbres dirigent aussi leur flèche du sens dans ma direction, ce sont eux qui me photographient et de part cette impossibilité réelle ils constituent mon moi imaginaire.     

    J'entends bien un moi imaginaire, et non pas un moi inconscient qui me gouvernerait par le fantasme. D'autre part, je voudrais me placer dans ce domaine où on ne peut à la fois penser et être, et explorer dans l'absence de la pensée la proximité de l'être. De l'être c'est certain j'en suis définitivement
éloigné, mais même si de lui je reste en perpétuelle demeure à distance, je peux considérer pour moi une orientation de l'esprit ou une position qui serait plus ouvertement une mise à disposition. Dans ce cas, tout ce qu'il y a de conscient en moi, qui s'impose en ne se rapportant qu'à moi, ne peut me constituer dans l'offre de la présence à l'être. Le domaine de l'inconscient, de "mon" inconscient, ne pourrait non plus servir de repère (ou de repaire, un jeu de mot facile mais lourd de sens) dans cette dimension du partage. Même si il se donne comme une entité indistincte et diffuse, il me ramène et m'isole constamment dans mon propre passé. 

     Si je n'ai pu encore formuler une définition valable du moi imaginaire, j'ai au moins tenté d'établir sa condition en tant que réceptacle ou réservoir de sensations et d'images intérieures, en opposition aux vecteurs de la conscience ou de l'inconscient agissant sur ces mêmes images. Je dirais que le moi imaginaire n'est pas seulement un support de mémoire mais un creuset dans lequel sont mis en interaction, selon leurs affinités tous les éléments qu'il contient. Il peut s'agir d'images que je perçois de la réalité autant que d'images mentales présentes ou passées, ou même et surtout des images provenant de mes photographies, qui montrent les mêmes choses sur lesquelles je vais revenir, car je sais que la photographie propose à notre vue et à notre mémoire une réalité différente, qui influence notre propre vision des choses, si on y retourne encore et encore.

     Maintenant il me faudrait délimiter un processus de création photographique original agissant à l'intérieur du creuset du moi imaginaire et qui deviendra le véritable vecteur de l'action photographique, son entreprise s'effectuant dans l'intimité et le secret d'une condition intérieure, considérée par ailleurs comme un simple état d'inconscience, mettant une partie de moi en absence. J'aimerais raconter comment j'en fais l'expérience, mais j'ai du mal à trouver les mots pour le dire. C'est un peu comme si après avoir emprunté dix fois le même chemin où me portent mes pas, je décidais cette fois de passer par ici plutôt que par là. Ou comme le chien qui tourne en rond pour chercher sa place et enfin la trouve. Ou me promener la nuit dans un chemin creux, quand la pente aveugle me ramène sans cesse au milieu du chemin, dans la bonne direction. Et encore, à l'issue de ces pratiques inconscientes, avoir la sensation du rêveur qui s'éveille et revient à lui, du plongeur émergeant à nouveau hors de l'eau, retrouvant d'un coup au loin son horizon familier.   

    Dans l'action photographique et dans l'absence d'une partie de moi, j'éprouve comme une séparation. Le moi imaginaire, refuge de toutes les représentations possibles que j'ai et que j'aurai du monde, se maintient à distance de la conscience, alors qu'il se tourne entièrement présent dans sa confrontation avec le monde. Et aussi, peu importe que l'inconscient ait été aux commandes pour gouverner les représentations qui circulent dans ma mémoire, il n'a fait que les particulariser ou les caractériser. Dès lors, il reste lui aussi en retrait sans prendre part à la confrontation. Je viens au monde avec ce que je suis et le monde me transforme. Dans l'acte de photographier, je fais l'expérience d'une présence intangible, mais aussi j'ai l'intuition, ou l'inspiration de ce qui advient, par un allez et retour continuel entre ma perception factuelle du monde et ce qui est et sera restitué par la photographie. Aussi par ce médium va s'établir un contact essentiel entre moi et le monde. Car pour une fois je ne suis pas comme le peintre qui impose sa vision, mais c'est le monde qui s'ordonne à moi. De plus la photographie est un instrument d'expérimentation fidèle sinon objectif, et transparent quand il n'influe pas sur le sujet observé dans la réalité mais le fait seulement dans le moi imaginaire. Dans mon univers intérieur je photographie les arbres et les arbres me photographient . C'est le mouvement d'une métamorphose réciproque qu'on pourrait penser fusionnelle, s'achevant à la fin par une belle image, mais il n'y a pas de fin. Il y aura encore d'autres images, et des photographies qui exprimerons dans la durée mes allées et venues dans le changement du monde.

     Je n'arrive pas à définir ce moi imaginaire autrement que par tous ces détours. A mes yeux il serait comme un fourneau alchimique, une sorte d'athanor de la photographie, dans lequel se fondent et s'accumulent patiemment de nouvelles images. Comme il reste hermétique à l'approche de toute forme de conscience, il m'est impossible de trouver des repères plus précis de son fonctionnement et même, comme je le disais plus haut à propos du domaine de l'inconscient, il me serait difficile aussi de le concevoir comme un repaire potentiel de ma présence à l'être. Mon introspection me laisserait toujours à l'entrée, au seuil de ce mystère. Par contre je le sais m'enrichir par la photographie, car son existence en moi, je la retrouve et elle s'ouvre dans chacune de mes images. La vision de ses effets est souvent anecdotique, mais parfois il y a des coïncidences étranges, certaines photographies l'illustrent comme des allégories, par exemple et d'une façon encore plus évidente dans celle-ci :

photo.imaginaire.free.fr/panoramique/chatelaine_10.htm

     C'est une photographie suffisamment ancienne pour que j'en ai oublié les détails, mais maintenant à la revoir je découvre dans sa représentation une similitude étonnante avec le schéma bleu et vert issu du Panopticon, cité plus haut, et qui est lui même une représentation du moi imaginaire. Dans la photographie le chemin circulaire devient comme la courbe bleue du dessin que parcourent les projections des arbres, certains de ceux-ci ne sont pas visibles, d'autres le sont et semblent presque animés d'intentions, enfin toutes leurs ombres exactement comme les flèches du schéma se dirigent vers le centre, ou selon qu'on imaginerait un invraisemblable éclairage, viendraient du centre... Pourtant la photographie en elle-même n'a rien d'imaginaire. Selon les lois de l'optique la représentation de l'espace y est tout à fait objective. Il s'agit de la projection sphérique sur le plan d'une vue panoramique à 180° provoquant la courbure d'un chemin à l'origine rectiligne et donnant aussi l'illusion d'une ubiquité de la source lumineuse. J'arrêterais là les correspondances, il vaut mieux s'abstenir devant un certain mystère car ce qui se passerait en son centre évoluant autant en moi que dans le monde serait encore plus étrange. Ce dont on ne peut parler il faut le taire. Pourtant voici, quelques années plus tard, la même scène sur ces ruines étrange dont des archéologues sont venus à en faire la restauration :

http://photo.imaginaire.free.fr/panoramique/chatelaine1_10.htm        

    J'ai décrit le processus de création qui m'amène à ce résultat : Dévoiler dans l'image ce qu'on ne voit pas dans la réalité et qui pourtant a été photographié. Ce processus, j'allais dire procédé, est multiple et comme on l'a remarqué il circule sur plusieurs plans, spatiaux, temporels, et aussi bien entendu imaginaires. Quand je retourne vers ces lieux que la photographie m'a révélés je vois ce que j'ai déjà vu et ce que je verrai encore mais surtout je me promène en compagnie de mes souvenirs pour photographier ce qui me nourrit et que je photographierai à nouveau, ailleurs et sous d'autres aspects.

    Les monstres issus des arbres qui sont venus à ma rencontre dans leur image, éphémères et invisibles, et dont je parle à propos des Chablis, restent contingents dans une réalités où de toute façon ils seraient, dit-on, à peine apparus (Cf. la "Note sur les Chablis" située tout en bas de cette page) :

photo.imaginaire.free.fr/panoramique/void_23/void_23_commentaire.htm

     Pourtant ils seront toujours tangibles dans mon souvenir comme ils demeurent dans leur image. Ce que j'ai aussi appris des Chablis est une forme de connaissance historique sur l'existence des arbres qui va se rajouter à d'autres savoirs, mais pour autant ce qui m'est venu du moi imaginaire par abandon du centre vers la périphérie est plus essentiel que n'importe quelle connaissance. Pour le dire autrement, la connaissance des choses est dominée par leur présence.

    Il me faudrait maintenant conclure et dans la synthèse de ma démonstration essayer de trouver une situation à la photographie dans l'art ou tout au moins en montrer pour moi l'importance. A la différence des autres arts où la richesse du geste de la main prolonge et restitue une vision intérieure, le photographe a affaire à une machine qu'il règle et déclenche pour seulement enregistrer une vision extérieure. C'est une sacrée différence. Que reste-t-il à l'artiste photographe afin de faire coïncider sa vision intérieure et celle du monde extérieur ? Opère-t-il par des stratagèmes plus ou moins maîtrisés ? Non, c'est par un échange ou comme on la constaté, un dialogue s'instaure dans la durée entre le photographe le monde et son image dans la photographie. Un dialogue à trois qui passe par l'ouverture naturelle et minuscule du sténopé (le sténopé étant l'élément optique fondateur de la photographie) pour s'inscrire à la fois sur la rétine, sur l'émulsion sensible et aussi laissant son empreinte en écho sur la surface imaginaire de notre mémoire. Pour parfaire cette idée d'une osmose du sens créée par ces différents genres, je dirais que le sténopé relie deux mondes, le monde extérieur et un monde intérieur ; par glissement de sens et grâce à la photographie il laisse aussi sa trace dans la camera obscura de notre esprit. Je ne peux m'empêcher de songer aussi à une autre dimension du sténopé : On le considère a priori en tant que phénomène physique (optique) mais si on l'envisage dans sa perfection, il pourrait mener à une métaphysique. Dans son ouverture minuscule se concentre de façon mathématique et imparable un double cône de lumière dont la pointe centrale contient toute l'information du monde. Si on conçoit comme matériellement possible son ouverture qui serait infiniment petite, elle restituerait alors de l'autre coté une image infiniment précise et juste. Naturellement le temps qu'il faudrait pour que cette image parfaite se forme serait lui aussi infiniment long. La seule cause qui ferait sortir le processus de l'éternité et permettrait la création à l'intérieur de notre temporalité d'une forme de perfection, ne serait-ce que par une image, serait la source de lumière et son intensité. Celle-ci, il faut l'admettre, n'appartient pas à notre monde. 

     albert

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