Je devrais rassembler mes idées pour effectuer la synthèse des précédents textes où la conscience de soi apparaît comme un handicap, une retenue dans la présence, un point d'arrêt. J'ai réalisé qu'elle doit se détacher d'elle même afin de pouvoir s'étendre ailleurs ; pourtant j'en ai besoin, elle est utile, elle permet de penser, elle doit seulement perdre son aspect personnel, qui ramène toujours à soi. Son autonomie comme idiosyncrasie est un impératif instinctif qui se veut essentiel, mais c'est seulement une façon de voir, ou de ne pas voir. Il n'y a jamais eu d'obligation au fait que la conscience soit aussi conscience de soi. L'esprit se pense et obligatoirement veut se placer là où il se pense, sinon il n'existerait pas. C'est un leurre. L'esprit n'a pas besoin de la conscience pour penser, pour être et être-là. Il y a juste l'envie naturelle d'une certitude, que ce que je pense est à moi. Et pourquoi ? Je ne m'appartiens pas. Mes pensées ne sont pas miennes. Pour l'admettre il faut faire le chemin inverse de celui qui nous enferme depuis toujours dans la conscience. Sortir de la définition univoque d'une pensée consciente de soi et inventer une conscience étendue qui se nourrirait de multiples pensées. Je me suis entraîné à cette libération grâce à la photographie. Cela arrive, ou comment sortir de soi pour se trouver dans le monde. Il faut marcher. Je porte sur le dos mon pied photographique. Je marche longtemps et je regarde encore les endroits que je connais pour y être venu souvent. Je les sais par coeur, je peux comme un aveugle aller et venir dans ces lieux familiers et leur proximité, leur affinité par rapport à ma démarche m'amènent tôt ou tard à l'endroit prévu depuis longtemps, la position exacte, celle où je pose le pied. Déjà mon esprit s'est libéré de la conscience. Il a suffi que je passe un ruisseau, que je saute par dessus les monts, que mes pensées s'envolent et que suive mon corps. Il arrive un moment ou ce corps n'est plus le mien, c'est un esprit en marche. La perspective de réaliser une photographie en de telles occasions ne peut me restreindre à un choix, à la réduction d'une vision dont le cadre me ramènerait obligatoirement à la conscience de soi. Seul l'aspiration à voir m'emporte dans le monde. Je demeure malgré tout à l'intérieur de la vision panoramique et globale que j'ai du lieu, toujours circulaire, car centré forcément depuis le point de vue unique qui est le mien. Celui-ci pourtant n'est plus dans l'axe de ma conscience mais va s'immobiliser sur l'axe du pied photographique qui d'un coup est placé là, pour produire l'image dans la solitude de sa perfection. Il n'a fallu aucune décision, la part de conscience a disparu, elle est inopérante en de telles circonstances. La conscience est comme les oeillères que nous mettons aux chevaux. Il faut l'abandonner afin de découvrir le monde dans toute son ampleur.
Bonsoir
Yves,
j'écoute beaucoup la tsf ; moyennant quoi sensibilisé aux travers de langage , le procès de suffixation d'entre guillemets ( démocratie entre guillemets , cecicela entre guillemets ) me semblait ne pas avoir trouvé sa tonalité oralement - histoire , genre périmé ? mais alors comment définir l'ici ! à suivre C'est cela, on va suivre cette conscience qui va et vient. albert
Nietzsche : Du
« génie de l'espèce ». Le problème de la conscience (ou
plus exactement : de la conscience de soi) ne se présente à nous
que lorsque nous commençons à comprendre en quelle mesure nous
pourrions nous passer de la conscience : la physiologie et la
zoologie nous placent maintenant au début de cette compréhension (il a
donc fallu deux siècles pour rattraper la prémonitoire défiance de
Leibniz1), Car nous pourrions penser, sentir, vouloir, nous souvenir,
nous pourrions également « agir » dans toutes les
acceptions du mot, sans qu'il soit nécessaire que nous « ayons
conscience » de tout cela. La vie tout entière serait possible
sans qu'elle se vît en quelque sorte dans une glace : comme
d'ailleurs, maintenant encore, la plus grande partie de la vie s'écoule
chez nous sans qu'il y ait une pareille réflexion , et de même la
partie pensante, sensitive et agissante de notre vie, quoiqu'un
philosophe ancien puisse trouver quelque chose d'offensant dans cette idée.
Pourquoi donc la conscience si, pour tout ce qui est essentiel, elle est
superflue ? Dès lors, si l'on veut écouter ma réponse à cette
question et les suppositions, peut-être lointaines, qu'elle me suggère,
la finesse et la force de la conscience me paraissent toujours être en
rapport avec la faculté de communication d'un homme (ou d'un animal),
et cette faculté fonction du besoin de communiquer : mais il ne
faut pas entendre ceci comme si l'individu qui serait justement maîtres
dans l'art de communiquer et d'expliquer ses besoins devrait être lui-même
réduit, plus que tout autre, à compter sur ses semblables pour ses
besoins. Il me semble en revanche qu'il en est ainsi pour des races tout
entières et des générations successives : quand le besoin, la
misère, ont longtemps forcé les hommes à se communiquer, à se
comprendre réciproquement d'une façon rapide et subite, il finit par
se former un excédent de cette force et de cet art de la communication,
en quelque sorte une fortune qui s'est amassée peu à peu, et qui
attend maintenant un héritier qui la dépense avec prodigalité (ceux
que l'on appelle des artistes sont de ces héritiers, de même les
orateurs, les prédicateurs, les écrivains : toujours des hommes
qui arrivent au bout d'une longue chaîne, des hommes tardifs au
meilleur sens du mot, et qui, de par leur nature, sont des
dissipateurs). En admettant que cette observation soit juste, je puis
continuer par cette supposition que la conscience s'est seulement développée
sous la pression du besoin de communication, que, de prime abord, elle
ne fut nécessaire et utile que dans les rapports d'homme à homme
(surtout dans les rapports entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent)
et qu'elle ne s'est développée qu'en regard de son degré d'utilité
dans ce domaine. La conscience n'est en somme qu'un réseau de
communications d'homme à homme, ce n'est que comme telle qu'elle a été
forcée de se développer : l'homme solitaire et bête de proie
aurait pu s'en passer. Le fait que nos actes, nos pensées, nos
sentiments, nos mouvements parviennent à notre conscience du moins en
partie est la conséquence d'une terrible nécessité qui a longtemps
dominé l'homme : étant l'animal qui courait le plus de dangers,
il avait besoin d'aide et de protection, il avait besoin de ses
semblables, il était forcé de savoir exprimer sa détresse, de savoir
se rendre intelligible et pour tout la il lui fallait d'abord la
« conscience », pour « savoir » lui-même ce qui
lui manquait, « savoir » quelle était sa disposition
d'esprit, « savoir » ce qu'il pensait. Car, je le répète,
l'homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ;
la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petite partie,
disons : la partie la plus médiocre et la plus superficielle ;
car c'est cette pensée consciente seulement qui s'effectue en paroles,
c'est-à-dire en signes de- communication par quoi l'origine même de la
conscience se révèle. En un mot, le développement du langage et le développement
de la conscience (non de la raison, mais seulement de la raison qui
devient consciente d'elle même) se donnent la main. Il faut ajouter
encore que ce n'est pas seulement le langage qui sert d'intermédiaire
entre les hommes, mais encore le regard, la pression, le geste ; la
conscience des impressions de nos propres sens, la faculté de pouvoir
les fixer et de les déterminer, en quelque sorte en dehors de nous-mêmes,
ont augmenté dans la mesure où grandissait la nécessité de les
communiquer à d'autres par des signes. L'homme inventeur de signes est
en même temps l'homme qui prend conscience de lui-même d'une façon
toujours plus aiguë ; ce n'est que comme animal social que l'homme
apprend à devenir conscient de lui-même, il le fait encore, il le fait
toujours davantage. Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait
pas proprement partie de l'existence individuelle de l'homme, mais plutôt
de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du
troupeau ; que, par conséquent, la conscience n'est développée
d'une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté
et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se
comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir
« de se connaître soi-même », ne prendra toujours
conscience que de ce qu'il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est
« moyen » en lui, que notre pensée elle-même est sans
cesse en quelque sorte écrasée par le caractère propre de la
conscience, par le « génie de l'espèce » qui la commande
et retraduite dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au
fond incomparablement personnels, uniques, immensément individuels, il
n'y a à la aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans
la conscience, il ne parait plus qu'il en soit ainsi... Ceci est le véritable
phénoménalisme, le véritable perspectivisme tel que moi je l'entends :
la nature de la conscience animale veut que le monde dont nous pouvons
avoir conscience ne soit qu'un monde de surface et de signes, un monde généralisé
et vulgarisé, que tout ce qui devient conscient devient par là plat,
mince, relativement bête, devient généralisation, signe, marque du
troupeau, que, dès que l'on prend conscience, il se produit une grande
corruption foncière, une falsification, un aplatissement, une
vulgarisation. En fin de compte, l'accroissement de la conscience est un
danger et celui qui vit parmi les Européens les plus conscients sait même
que c'est là une maladie. On devine que ce n'est pas l'opposition entre
le sujet et l'objet qui me préoccupe ici ; je laisse cette
distinction aux théoriciens de la connaissance qui sont restés accrochés
dans les filets de la grammaire (la métaphysique du peuple). C'est
moins encore l'opposition entre la « chose en soi » et
l'apparence : car nous sommes loin de « connaître »
assez pour pouvoir établir cette distinction. A vrai dire nous ne possédons
absolument pas d'organe pour la connaissance, pour la « vérité » :
nous « savons » (ou plutôt nous croyons savoir, nous nous
figurons) justement autant qu'il est utile que nous sachions dans l'intérêt
du troupeau humain, de l'espèce : et même ce qui est appelé ici
« utilité » n'est, en fin de compte, qu'une croyance, un
jouet de l'imagination et peut-être cette bêtise très néfaste qui un
jour nous fera périr. La conscience est la dernière et la plus tardive évolution de la vie organique, et par conséquent ce qu'il y a de moins accompli et de plus fragile en elle. C'est de la vie consciente que procèdent d'innombrables faux pas, actes manqués qui font qu'un animal, un être humain périssent avant qu'il n'eût été nécessaire »en dépit du destin », comme dit Homère. N'était le lien conservateur, infiniment plus fort, des instincts, n'était la vertu régulatrice qu'il exerce dans l'ensemble, l'humanité devrait périr du fait de ses jugements pervertis, de ses délires à l'état de veille, de son manque de fondement et de sa crédulité, bref de sa vie consciente même : ou bien plutôt sans tous ces phénomènes l'humanité au ! ait disparu depuis longtemps ! Avant qu'une fonction soit développée et mûre, elle constitue un danger pour l'organisme : tant mieux si pendant ce temps elle est rudement tyrannisée ! Ainsi se voit rudement tyrannisée la conscience et sans doute sa propre fierté n'est-elle pas ici la moins tyrannique ! On croit
que c'est là le noyau de l'homme : ce qu'il a de permanent, d'éternel,
d'ultime, de plus originel ! On tient la conscience pour une
quantité stable donnée ! On nie sa croissance, ses intermittences !
On la conçoit comme « unité de l'organisme » ! Cette
surestimation et cette méconnaissance ridicules de la Conscience ont eu
pour heureuse conséquence d'éviter son élaboration trop rapide. Parce
que les hommes croyaient déjà posséder la conscience ils se sont donné
d'autant moins de mal à l'acquérir, et aujourd'hui encore il n'en est
guère autrement ! S'assimiler le savoir, se le rendre instinctif,
voilà qui constitue une tâche absolument nouvelle, à peine
discernable, dont le regard humain devine tout juste la lueur une tâche
qui n'est discernée que de ceux qui ont compris que seules jusqu'à présent
nos erreurs s'étaient assimilées à nous et que toute notre conscience
ne se rapporte qu'à des erreurs !
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