INDEX

        A propos de cette image :

    
       Chenimenil 2010 - 2015                                                                                   Dimensions : 210 x 145 cm

 

        L'espace du paysage

      Je voudrais m'intéresser ici à la perception de l'espace dans une photographie
panoramique et à l'influence du cadre et de ses proportions sur le contenu de l'image.

       Dans la lecture d'un paysage, la perception de l'espace semble ordonnée et codifiée de façon hiérarchique. On perçoit la profondeur, organisée dans et par la perspective. On apprécie l'amplitude du champ de l'image en comparaison avec notre propre champ visuel. On discerne donc facilement une photographie faite au grand-angle ou au téléobjectif, notre champ visuel étant l'intermédiaire entre ces deux amplitudes. D'autres informations nous parviennent comme le rapport de proportion de la taille des objets dans la profondeur, mais je pense que notre premier réflexe perceptif va d'abord vers la forme globale que dessine le cadre, comme une "gestalt" qui conditionnera tout le reste. Cet automatisme est évident et incontournable dans le sens où la plupart des images sont contenues dans un cadre. On a pris aussi l'habitude de les voir à l'écran de la télévision, du cinéma, de l'ordinateur, et bien entendu depuis longtemps dans la peinture. L'ensemble des propositions pour une "gestalt" est déjà formé dans notre bagage culturel. Toutes les données y sont intégrées pour une appréciation rapide de l'image. Par exemple le format très allongé et inusité d'une vue panoramique nous renseigne immédiatement sur son contenu. 

      Cela nous paraît juste, quoique il reste à chacun d'estimer l'ordre de cette hiérarchie ; mais je vais insister sur le fait que dans cette "gestalt", le lien entre cadre et contenu est toujours fort. On va voir à quel point avec l'exemple de ce paysage de forêt qui justement fait exception, son cadre étant a priori incompatible avec une vue panoramique.

      Dans cette forêt la scène photographiée a été composée à l'intérieur d'un cadre ayant une similitude et des correspondances certaines, dans le rapport hauteur/largeur ainsi que dans la relation homothétique des objets dans la profondeur, à celui de notre oeil. Si certains détails en contredisent la véracité, instaurée avant même notre jugement par les codes de la perception, ils seront ignorés, voire occultés ou même oblitérés. Maintenant entrons dans ces détails. Si on regarde l'espace au centre de l'image, on y distingue un cercle de lumière. C'est une ouverture dans la profondeur, ou bien on peut le percevoir comme une grande sphère de lumière. D'ailleurs, la sensation d'un volume accordera plus de relief que la profondeur de la perspective dont les point de fuite indécis restent cachés dans le fouillis du sous-bois. Au centre donc, à la limite gauche du cercle, il y a des troncs d'arbres éclairés de plein jour. A droite, toujours dans le cercle, ils côtoient d'autres arbres qui eux sont en contre jour. Notre appréciation de l'espace nous impose de refuser cette proximité, et c'est une contradiction qu'on ne relèvera même pas. Ou bien on se dit, ce n'est qu'un jeu d'ombre, c'est normal dans la forêt. Le photographe nous indique alors qu'il s'agit d'une photographie panoramique de grande ampleur, autant en largeur qu'en hauteur, avec un champ visuel couvrant en largeur presque 360°. Donc tout s'explique. La vue panoramique, quasi circulaire, va tout embrasser. Par sa projection plane elle aligne sur le papier contre-jour et plein-jour et ce qui les entoure. Ce qui avait été nié et ensuite révélé par le photographe, maintenant se justifie. On ne s'en était pas aperçu, tout simplement du fait que le champ est aussi étendu en hauteur, gardant à l'image sa cohérence dans le cadre. 

      Une autre caractéristique liée à cet espace panoramique est la distance du sujet par rapport au point de vue. Elle est difficile à estimer car faussée elle aussi par l'appréciation de l'image dans le cadre. En effet, si on augmente le champ panoramique à l'intérieur d'un cadre sans en modifier son format, si de ce fait on rajoute de plus en plus d'éléments dans la scène, elle nous paraîtra d'autant plus vaste et ses éléments, les arbres, de plus en plus éloignés dans la perspective. De même le premier plan va reculer au fur et à mesure de l'agrandissement du champ. En réalité, dans cette forêt la scène à nos yeux serait bien moins grande, les arbres beaucoup plus proches et le tout premier plan quasiment au pied du photographe. Cette différence considérable entre la réalité et notre appréciation de l'image, comme une chapelle se transforme en cathédrale, est toujours très surprenante.

      Si j'ai voulu auparavant décrypter certains mécanismes de perception pour le spectateur, c'est pour mieux maintenant les comparer aux intentions personnelles du photographe, créateur de l'image. Voici donc la méthode qui m'a permis de réaliser ce paysage et d'en enrichir le propos, à plusieurs niveaux. Il s'agit de la photographie panoramique par assemblage qui permet de réunir de nombreuses vues et de les unifier dans un espace commun. Le premier niveau concerne l'étendue du champ panoramique énoncé précédemment, le niveau suivant est plus subtil car transparent. J'en décris son élaboration ainsi : 

      Le paysage était sombre et dense. Conscient de la faiblesse de la lumière et de sa pauvreté, à la prise de vue j'avais pris soin d'effectuer deux séries de photos pour l'assemblage, depuis le même point de vue mais à 1/2 heure d'intervalle. La lumière s'étant déplacée, je pourrais avoir ainsi par la suite, avec la synthèse de ces deux moments, plus de matériaux et donc de possibilités pour recomposer l'ensemble. Au premier niveau j'avais seulement augmenté le nombre des arbres dans la scène. Maintenant j'augmente la quantité des taches de lumière et, en les faisant apparaître, ou pas, je les positionne à volonté. En travaillant, je trouve intéressante l'idée d'apporter plus de relief à l'ensemble. Je fais émerger la sphère de lumière, celle dont je parlais plus haut. J'essaye d'amener ce volume en jouant sur les ombres et la lumière. J'ai toute la matière qu'il me faut. Mais sur l'écran, il est difficile de distinguer l'impact que cela aura au final, on a vite produit sans s'en rendre compte une grossière caricature d'un effet qu'on aurait voulu subtil et impalpable. Je prend le risque, je compose, et au tirage cela fonctionne à peu près comme je le voulais. Par contre, comme j'étais obnubilé par ma sphère, j'ai bien vu ceci mais pas cela : Dans la sphère, le plein jour et le contre jour qui se côtoient. J'avais moi-même complètement occulté cet aspect. C'est bête, car je pouvais enchérir à l'envie et créer des analogies, plus ou moins prégnantes, comme ce qui aurait pu ressembler au symbole du Tao...

       Tout cela pour dire que le photographe se fait piéger dans ses images par ses propres ficelles. C'est tant mieux d'ailleurs, si on maîtrise tout il n'y a plus de surprise, et on risque d'en rajouter au delà de l'essentiel. On dit aussi que l'incertitude et le mystère sont les promesses de l'art. Il ne faut pas qu'elles disparaissent sinon il ne restera de la performance que le bénéfice de l'inventaire.

       Cela vaudrait la peine de réfléchir encore, en dehors des soucis esthétiques, à la portée d'une telle vision panoramique. Est-ce qu'elle enrichit notre rapport au monde, ou bien n'est-elle qu'un effet artificiel, interchangeable avec d'autres procédés spectaculaires, mais sans fondement, y compris pour la nature même de la photographie ? Par ailleurs et à propos du paysage, on serait enclin à penser que, en ouvrant le champ on le rend à sa liberté sauvage, si l'on peut dire, alors qu'on l'enferme seulement dans une autre vision anecdotique. Et du point de vue du spectateur, on est bien obligé d'admettre qu'aucune relation intime et authentique n'est maintenant possible devant un paysage dont la projection en deux dimensions s'impose avec la personnalité toute factice d'une surface pleine mais sans profondeur réelle, une illusion.

     albert