Le Parc
La photographie
a rassemblé le monde et
l'a déroulé devant mes yeux sur toute l'étendue du paysage.
Dans un autre temps j'ai vu les arbres tomber les uns après les autres jusqu'à ce qu'il n'en reste plus.
Ils mouraient
tristement de sécheresse
les pieds dans l'eau. La rivière, la Furieuse affaiblie passe juste là et le lieu est
gorgé de sources. Sous une pluie de poussière le monde s'allonge dans le courant pour se rafraîchir.
Avec cette photographie je me suis consolé en profitant de l'opportunité d'un point de vue
inédit : La souche indifférente de l'arbre
couché dans le berceau de son ombre. La vue suivante du Parc imaginaire l'explicitera. Le lendemain retourné au même endroit, comme immobile sur l'axe des aiguilles d'une
horloge,
je fis le pari de marier les deux instants donnés. Le premier à dix heure du matin, le deuxième l'après midi à seize heure pile. Nous dirions donc que le tronc couché serait la grande aiguille. Et les autres petites énervées cavalcadent en dehors du temps à un rythme infernal. Je me suis raconté que de l'accouplement de ces deux moments naîtrait sans doute un bel enfant. Un délicat rejeton de l'absurde, endormi dans son ombre et celle de ses parents. Mais son berceau nu et massif pèse, si vous ne voyez pas
le petit c'est qu'il a sûrement été écrasé. Ainsi disparaissent à peine nées les espérances éblouies par trop de soleils.
...
Le temps c'est du caoutchouc. Jusque dans l'axe des roues. Une invention molle qui s'étire entre les mots comme du chewing-gum et rend l'élocution difficile.
L'espace son concept associé vaste plaine vide et informelle à l'abri des montagnes du désir respire à peine. Il s'enroule sur lui même attendant qu'on le déploie à nouveau.
L'esprit de nuit se glisse dans les interstices du jour, il tombe en silence à l'intérieur des mots.
Heureusement qu'il y a la photographie pour relever les fantômes cachés dans les plis de l'univers et dissiper les brumes. Elle arpente l'instantané ouvert à toutes les mesures. Son cristallin décisif résonne sur la pellicule prêt à l'ensemencer d'une mort subite. Mais pauvres mortels, vous-mêmes qui croyez posséder l'avenir en remplissant votre musette d'oiseaux inertes, rangés et oubliés, alors que le destin négligé referme ses portes, la photographie retourne à son indifférence.
A la table des mots il me faut reprendre les choses en vain. J'abandonne. Un improbable Apollon musagète vole à mon secours. Tue-toi toi même ! Viole ta muse ! C'est interdit. La viole de gambe ? Mais non c'est une Lyre. Alors laisse-la et oublie-toi dans le travail bien fait.
D'une pluie de poussières minuscules un millier de bulles d'un gaz intemporel glissent le long des parois de verre. Elles remontent à la surface et s'épanouissent dans une lumière ovale comme un collier de perles. Éloignées des pâles reflets du prisme celles-ci jouissent d'une présence ubiquitaire. Elles en elle la lumière avale son ombre. Elle s'installe à la myriade du lit de la rivière, rebondit au hasard des nécessités, ne s'impose pas, elle est juste partout nulle part à
son seul désir. Soudain la photographie touchée par l'imprévu de cet insignifiant vent solaire se retourne amusée. Ah ! Te voilà ma muse, tu n'apparais que lorsqu'on te met en défaut. Mais maintenant pas question de rétablir l'ordre transparent des choses. On peut te ré-harmoniser à volonté. Une cacophonie irréfléchie qui s'affermit au fur et à mesure qu'on la bat comme de la crème Chantilly, disent les chevaliers du fouet. Touche par touche le chat aux pattes blanches entame sa mélodie sur le piano. Un chat ? Pourquoi pas. Il s'est bien échappé tout à l'heure du berceau avant que l'arbre ne tombe. Qu'il revienne maintenant vers l'instrument de concert prévu ce soir dans le parc n'ennuiera personne puisque personne ne l'a vu, et que le piano n'est même pas là. Depuis son tirage anticipé la photographie fait des bulles. Elle ondule sous la couverture des événements futurs bien au chaud dans l'imaginaire. Trouée comme du gruyère, persillée de trous de vers, que ce soit sur la tranche d'un livre de poésie ou par l'intelligence artificielle d'une machine arboricole comme on en fera pousser bientôt, son avenir ne lui appartient plus. Un destin redoutable. Profitons-en, avant qu'il ne finisse par s'écraser aussi, sur nous, sur lui ? Sur la frange d'un trou sans bords la lumière luit. Son ombre à son tour avale son ombre et s'enfuit. C'est la légère profondeur de l'oubli.
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