"Les satyres et les nymphes aussi. Depuis
trente ans il n'a pas fait un hivers aussi terrible.
La trace que tu vois est celle d'un bouc. Mais
restons ici, où est leur tombeau"
Pierre Louÿs - Le tombeau des Naïades 

La conscience

L'ubiquité
s'élance en tous points de l'image
rapide comme l'araignée
elle tisse en un instant
la spirale décisive
Entre !
plein jour  contre jour
choisis le moment privilégié
le milieu de la médaille
pour le souvenir oublie
le paysage
te photographie
poisson volant dans
les airs hors du temps
plonge maintenant !
la conscience bondit
emplie
de
vie





La physique de l'imaginaire

Ce court poème, reflet de mes images, et de celle-ci en particulier, n'apporte pas d'explication sinon allégorique du système physique de l'imaginaire photographique que je vais tenter maintenant de décrire.

Voilà une image présentée comme une conclusion, elle était en fait la première dans l'ordre des prises de vues pour cette série d'assemblages. Ils ont ensuite été travaillés sur l'ordinateur selon mes diverses intentions. Je gardais pour plus tard l'idée première de réunir en une photographie le cabri dans son plein jour et son contre-jour. Je n'avais pas encore une pensée claire sur le meilleur moyen de le faire, c'est-à-dire de résoudre en photographie l'illogisme, l'invraisemblance des points de vue, et surtout je n'arrivais pas à formuler le système dans lequel j'allais l'intégrer pour que cela paraisse naturel. L'idée était très simple, d'une brutale efficacité. Il fallait la rendre subtile et plausible dans son environnement. Une chose inconséquente doit se mettre en harmonie avec le reste, quitte à devenir transparente. 

La photographie d'assemblage s'élabore au sein de deux systèmes distincts qui s'interpénètrent et s'associent tout en restant de nature différente. D'une part le réel obéissant aux lois de la physique, d'autre part l'imaginaire qui s'affranchit de ces lois ou alors va au delà de leurs frontières et se reconstitue dans un nouveau système, lui même ayant une cohérence interne afin de délivrer autre chose que du chaos. 

Les prises de vues pour l'assemblage s'effectuent dans la réalité, avec l'obligation de répondre à des lois d'optique précises, dans une homogénéité du point de vue et une unité de temps. Plus tard, les diverses projections de l'assemblage panoramique sur l'ordinateur ne seront que des adaptations de la géométrie pour une vision cohérente de l'image. Ensuite l'imaginaire prend le relais. Toutefois ses objectifs sont déjà tracés dans les intentions du photographe, à la prise de vue. Une fois cela réalisé, il est libre et vole de ses propres ailes. Détaché du photographe, il ne lui est plus assujetti. Le travail du photographe consiste essentiellement à élaborer un système pour qu'émerge cette liberté. Dès lors, il peut tout aussi bien revenir à son point de départ pour de nouvelles prises de vue si les précédentes étaient incomplètes ou ne correspondaient pas tout à fait à ce but.

Le processus de l'imaginaire commence donc à s'élaborer en fonction des impératifs de la réalité, mais seulement pour chaque photo isolée, vers une évolution et une déviation de ces exigences afin d'instaurer de nouveaux principes concernant cette fois les relations des photos entre elles, leur juxtaposition, leur superposition, et leur assemblage général. Par exemple, la cohérence des points de vue et leur unité dans le temps ne sont plus obligées. On peut très bien concevoir dans le domaine étendu de l'image, un système intégrant la totalité des points de vue possibles, à la fois dans l'espace et dans le temps.

Dans mon court poème le terme principal était l'ubiquité. Le titre du poème, La conscience, nous incite à penser à une conscience étendue et multidimensionnelle, présente partout dans l'ubiquité. 

La réorganisation des photos dans ce système de tous les possibles s'élaborera selon des choix plus ou moins décisifs, comme ici garder une cohésion globale d'un point de vue unique tout en introduisant en un endroit de l'image un seul autre point de vue, en opposition directe au premier, symétrique et contradictoire. Cette singularité d'une partie de l'espace est suffisante pour exprimer un nouveau potentiel et son ouverture dans l'imaginaire.

Quand ont été établis les principes du système physique de l'imaginaire, on peut avec d'autres sujets photographiques, effectuer selon les circonstances de nouveaux choix, combiner une multitude de points de vue et les composer dans un espace, dans une temporalité nouvelle, où le tout se distingue à chaque fois supérieur à la somme de ses parties.

Je pratique depuis longtemps, en fait depuis le début de mon activité de photographe, toutes sortes d'assemblages. Je leur ai parfois donné des noms (par exemple les "multi-panoramiques", ou "panoramas multi-points de vue") en correspondance directe avec le véritable sujet de la photographie, qui n'est pas ce que l'on voit mais le système dans lequel on imagine ce qui deviendra visible :

J'écris ce texte théorique dans le but d'énoncer une évidence : On peut toute sa vie d'artiste vouloir montrer le monde différemment, évoluer tout en racontant la même chose, cette chose s'enrichissant au fur et à mesure de notre progression, mais tant que l'on a pas acquis une conscience claire du système où se déploie notre imaginaire, et compris son indépendance, son autonomie par rapport au nôtre, notre imaginaire ne sera pas totalement libre, et par contre coup, nous non plus.

Je suis libre lorsque je deviens par ma vision un photographe sans nom ou le photographe qui n'existe pas.

La conscience de ce double système ainsi constitué, fabriquant de l'abîme qui s'ouvre à chacun de mes pas vers la liberté, est essentielle. Grâce à elle, je découvre chaque jour de nouvelles possibilités, auxquelles je n'aurais pas pensé il y a encore quelques années, ou même hier, avant d'avoir accepté cette faculté d'abandon sans cesse renouvelée, qui seule me donne le pouvoir de les imaginer.

En conclusion, la photographie est la reine des contradictions. En son sein elle accorde part égale au réel et à l'imaginaire, nous propose d'agir à notre guise, organisant celui-ci pour libérer celui-là, et nous rend seul responsable du destin de nos images car elle reste en elle-même indifférente, comme le lit du fleuve de toutes les photographies.