Je vous raconte une histoire, je ne l’ai pas inventée. Elle est venue seule et s’est imposée à partir d’événements occasionnés par le Poète, un personnage nous invitant à découvrir en nous mêmes les chemins d'où viennent et émergent les histoires. Notre mentor, homme de situation, nous avait donné rendez-vous pour ce qu’il appela une promenade, dont le but ne serait pas vraiment défini, juste un entraînement à observer et à voir. Après nous être retrouvés et que nous ayons déambulé en discutant entre nous, nous sommes arrivés à mi-hauteur de la ville, dans un endroit inhabituel, un passage imprévu qui se dévoile entre deux rues jumelles, une rue qui monte et une rue qui descend. Sur cette place improbable, suffisamment vague pour qu’on l’oublie, se révéla pourtant un espace et plus qu’un espace, le réceptacle d’une présence inconnue. Longtemps après, en ces lieux propices je pouvais encore suivre les traces de cette rencontre avec l’indéfinissable. Celles-ci ne m’emmenèrent jamais nulle part, je peux seulement dire qu’un jour j’ai découvert un chemin où la réalité s’assemble avec l’imaginaire pour donner la parole, quand nous savons que la parole depuis toujours nous est déjà donnée. Rien n’avait été prévu et personne n’était préparé à ce qui arriverait. Le poète nous dévoila l’endroit sans le savoir ; pourtant à le voir dans ses yeux j’avais le sentiment que nous étions attendus. Tout s’agençait si bien. Nous nous placions ici et là, nous étions dociles comme lorsqu’on range des objets familiers et nous nous ressemblions. Les façades austères de l’ancien collège nous dominaient avec cette lourdeur qui les faisaient ressembler à un rideau de scène qui ne se serait jamais ouvert, ou alors avec réticence et seulement sur lui-même. De cette image absurdement close en émergea une autre indescriptible, puis l’espace pris forme au loin. Il se détacha massivement écrasant toute pensée, comme un Saturne dévore ses enfants devant nous il se couronna de sa propre présence. Toute frayeur n’est que faiblesse de l’imagination. L’inaction la rend fragile. Pour vaincre les peurs il faut la renforcer. Alors, de ce que je n’avais pu nommer espace, je le rendis à l’informe et j’investis à nouveau la place pour moi-même comme sur une esplanade, pour y inventer à mon tour une estrade, un pupitre, un buste, une chaire qui devint un tapis de chair recouvrant les cinq marches des sens. C’est là que je vis notre poète exemplaire s’avancer lui aussi sans bouger. Dans l’équilibre de son geste il amena la parole aussi facilement qu’on ouvre un livre. Il délimita l’espace, nous ne l’écoutions pas. Il le traça au cordeau avec des rimes invisibles. Il nous attroupa dans son cercle, il nous encercla, il nous chanta et comme des particules magnétiques, quand tout fut bien ordonné il nous abandonna à notre joie et à notre peine. « Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte ». Un autre poète avait montré la vérité comme une illumination. Je suis rendu maintenant à moi-même, je comprends tout à coup l’évidence dans la force des mots. Je vois. Les mots redeviennent les images qui les ont fait naître. Je vois naître les images. Je parle. J’écoute. Mais je sens que les pas nous éloignent les uns des autres. Je ne l’avais pas remarqué, chacun d’entre nous s’est dispersé dans ses propres pensées. Ce n’est plus une promenade, ce n’est même plus une déambulation. L’énergie qui nous réunissait tout à l’heure s’inverse et nous sépare. Quelques-uns s’éloignent vers le haut du chemin, les autres sont restés plus bas. Je ne sais qui rejoindre, je ne sais qui choisir, je ne vois pas non plus que l’on puisse être choisi. J’aimerais nous rencontrer à nouveau tous en même temps. L’ubiquité existe dans l’espace des mots. Je suis toujours au milieu du chemin, qu’importe le sens, disons que je me tourne dans la direction de la montée ; je veux faire une expérience, juste tenter quelque chose. Je vais prendre le chemin comme on prend une photographie. Une photographie n’est qu’une image, et peut-être plus qu’une image, comme une preuve ou une épreuve ? Alors je prends cette plus qu’image, et je la fends, je coupe dans le chemin, je l’éventre d’un seul coup par le milieu, je l’ouvre sur toute sa longueur verticalement de mes pieds jusqu’à l’horizon. J’ai maintenant pour moi deux moitiés séparées. De chaque côté, toujours collées à elles, leurs parties de paysage ont des bords comme du tissu qui s’effrange à la limite de la perspective. Le vraisemblable n’est pas si loin de l’invraisemblable. Ils se ressemblent et s’assemblent. Cette fois, je choisis une des deux parties et je m’avance très légèrement en me déplaçant vers la droite du chemin. Cela suffit pour que mon poids grâce au souvenir de la gravité, bien qu’elle soit devenue inutile en ces circonstances, fasse tourner sur l’axe de ma découpe précédente, tout à l’heure à mes pieds, la moitié du paysage dans son ensemble. Ainsi comme le quart d’un cercle dont le rayon ou le coté dirigé vers le haut serait une moitié de chemin, tout bascule avec moi jusqu’à s’immobiliser à nouveau, quand je vois la ligne se reformer vers le bas, la partie qui montait venant cette fois coïncider et s’ajuster parfaitement à la fin de son mouvement à l’autre partie du chemin qui descend. Quelle étrange topologie du double sens j'inventais là. Je pourrais dorénavant marcher sur des chemins à la fois qui montent et qui descendent, et dont les deux sens s’annulent et me font oublier la pente, comme si je me trouvais déjà au sommet ou en bas dans la plaine. Retrouverais-je tous mes amis en même temps, ceux qui allaient vers le haut et ceux qui étaient restés en bas ? Cette torsion des sens a tendu le chemin comme une corde sur laquelle je deviens acrobate. Je cherche l’équilibre avec comme seul recours un filet ténu qui n’est sûrement plus celui de la raison. Heureusement mes yeux bien au dessus de l’horizon restent ouverts sur le ciel. Salins, le 2 juin 2005 albert
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